MOURIES, J. 2001. L'exploitation de populations sauvages de Crocodile du Nil Crocodylus niloticus à Madagascar. Bull. Phaethon, 13 : 48-52.

Publié le par Jean-Michel PROBST

Bulletin Phaethon, 2001, 13 : 48-52.

L’exploitation de populations sauvages
de Crocodile du Nil Crocodylus niloticus
à Madagascar


Jacques Mouries*

*Nature & Patrimoine, 2 Allée Mangaron, Dos d'Ane, 97 419 LA POSSESSION


    À l’occasion d’un article pour « Orchid », la revue de la compagnie d’Air Madagascar, nous avons eu l’occasion de remonter sur les traces du Crocodile du Nil Crocodylus niloticus, une espèce indigène encore présente dans quelques zones humides malgaches. Ainsi du 3 au 7 octobre 2000, armé d’appareils photo nous avons eu l’occasion d’approcher et de collecter des renseignements sur un animal qui inspire la crainte comme le respect.


Posture immobile du Crocodile du Nil laissant émerger sa tête à Madagascar
(© Jean-Michel Probst)

Introduction

    Chaque année, dans la première quinzaine du mois d’octobre, la paisible et retirée région de Tambohorano (côte Ouest de Madagascar) voit débarquer sur son sol une équipe de 5 à 6 personnes investies d’une mission spéciale :

    Récolter des œufs de crocodile qui sont ensuite acheminés vers la ferme d’élevage de « Croc Farm » dont les installations sont situées à Ivahto près de l’aéroport.

    Cet établissement assure l’éclosion, la croissance, l’élevage, l’abatage, la commercialisation de la viande et de la peau. Un atelier de maroquinerie intégré à l'entreprise conçoit et réalise les produits tels que sacs et ceintures.
Organisation des bâtiments
Les installations complètes de la ferme aux crocodiles se dissocient en 4 éléments principaux :

    -La nurserie où sont stockés et incubés les œufs
    -Les zones d’élevages où les animaux sont classés par taille dans des bassins
    -L’espace de reproduction où sont gardés les spécimens adultes
    -La dernière partie assure l’abattage des animaux (viande et peau)

Méthodes d’élevage

    Deux méthodes d’élevage sont pratiquées :
        - le « ranching »
        - le « farming ».

    Elles diffèrent par l’obtention de jeunes. Le « Farming » consiste à prélever les œufs issus de spécimens captifs. Cette technique évite le transport des œufs sur de longues distances et assure un taux d’éclosion de l’ordre de 85%. Les quantités ainsi recueillies ne suffisent pas à satisfaire les besoins de la ferme. C’est pour cela qu’est organisé une collecte d’œufs dans les zones sauvages de Madagascar. Environ 4000 œufs sont prélevés chaque année dans les endroits reculés de la côte Ouest. Cette collecte ne débute qu’après l’avis et consultation des services du ministère des eaux et forêts qui étudie l’espèce et fixe les quotas. Quatre sites principaux sont concernés : Tamboharano, Besalampy, Tsiribihina et Betsiboka.



Même les mâchoires fermées les dents du Crocodile du Nil sont toujours visibles 
(© Jean-Michel Probst)

Carnet de route

    Un départ matinal de Majenga et le bimoteur d’Air Madagascar survole une heure plus tard la région de Tambohorano. À travers le hublot de l’appareil, on découvre une région aride en cette saison, noircie par les feux d’écobuage allumé par les pasteurs. On découvre tour à tour une lagune étincelante au soleil matinal, de longues langues de sable blanc et des palmiers, seule touche verte dans cet univers étrange. Puis surgissant de nulle part, les toits des maisons du village de Tambohorano, mélange de tôles et de feuilles de palmiers « Satrana » tressées, qui sont la couverture traditionnelle des cases en bois. Le sol approche et soudain, l’appareil touche la piste. Un léger sifflement et un nuage de poussière prouve que la piste est en herbe. Un petit abri, ou quelques personnes attendent, sert d’aérogare.

    Je suis accueilli par Assan et Livaninayana qui vont m'accompagner durant le périple. Le premier est responsable de la récolte des œufs, le second, jeune ingénieur agronome, l'accompagne. Il est spécialisé dans l'étude de ce reptile et effectue régulièrement ses stages à Croc Farm. Les six kilomètres qui séparent le terrain d'aviation de la ville sont effectués à l'aide d'un véhicule tout terrain, indispensable pour franchir les obstacles que réserve cette piste sableuse et piégeuse à souhait.

    Le début de la matinée est consacré au chargement de malles métalliques, de plaques de mousse synthétique et de polystyrène dont l'utilisation est pour, pour le moment, mystérieuse pour moi. Un thé servi chaud nous sera offert avant de partir pour un déplacement de 18 km vers le village isolé de Ambalamanga qui nous servira de base arrière les jours qui suivent.

    Dès le début d'après-midi, nous empruntons à nouveau le véhicule, accompagnés de Toto, le frère d'Assan qui connaît sa région comme sa poche et qui a préparé l'opération de collecte. Il faut, en effet, la participation des agriculteurs nomades de la région pour espérer récolter les précieux œufs. Dans chaque village, les agriculteurs recherchent et repèrent les nids plusieurs jours avant notre passage. L'inventeur est alors recueilli lors de notre arrivée dans le village afin de nous accompagner jusque sur le lieu de ponte. Il assiste aux opérations et est rémunéré à la pièce en fonction du nombre d'œufs qu'il a contribué à récolter.

Recherche des œufs

    Après, plusieurs heures d'errance au milieu d'un terrain passablement sec et toujours brûlé, nous arrêtons notre véhicule. C'est ici que se termine la partie motorisée de notre recherche, mais il faut encore une petite demi-heure de marche dans un environnement peuplé de vieux arbres et de buissons. Le milieu ambiant annonce la proximité d'une zone humide que l'on ne voit pas encore. On remarque toutefois la présence de nombreux papillons et quelques oiseaux d'eau. Nous suivons sans bruit le paysan en nous faufilant dans cette végétation. Tout d'un coup, il stoppe net. C'est ici !!!

    Il indique une zone sableuse passablement remuée qu'il se met à creuser avec la main. Une première tache blanche apparaît dans le trou. Dès sa découverte du premier œuf qu'il laisse sur place, il se retire. C'est à partir de ce moment que vont rentrer en action Assan et Liva sous l'œil attentif de Toto et de l'agriculteur découvreur. En effet, le prélèvement des œufs doit se faire avec d'infinies précautions. De cela, dépend le taux d'éclosion plus tard, à la ferme.

    Un parapluie noir est déployé au-dessus du nid, ceci afin de protéger les coquilles du contact direct avec les rayons solaires. Les embryons n'y résisteraient pas longtemps. Avec beaucoup d'attention, Assan creuse avec sa main et dégage le premier œuf. Il le frotte avec un morceau de mousse pour éliminer le sable et l'observe par transparence.

    Une bande plus claire, nettement visible, barre la coquille. C'est le signe que l'œuf est fécondé : il pourra être recueilli. Un aspect blanc uniforme est le signe d'un œuf non fécondé : il sera mis de côté. L'œuf fécondé est maintenant dans les mains de Liva. Celui-ci trace sur la coquille un cercle dans lequel est noté le numéro du nid et le lieu du prélèvement. Cette indication permet également de repérer la position qu'avait l'œuf dans le nid. Passé 24 à 36 heures avant la ponte, l'embryon est fixé et une petite bulle de gaz qui s'est formée dans la partie haute de la coquille. Elle ne doit pas être noyée, ce qui entraînerait la mort l'embryon.

Transport des œufs

    Durant toutes les manœuvres et les déplacements que vont subir les œufs, jusqu'à l'éclosion, ce cercle tracé sera d'une très grande utilité. La position des œufs est rigoureusement respectée. Ensuite, il dépose le précieux objet dans une malle contenant de la vermiculite, une sorte de terreau que l’on humidifie et qui permet dans le même temps de protéger les œufs des chocs lors des transferts. Les 47 autres œufs que contient le premier nid sont traités de la même façon. Une fiche de renseignement est établie. Elle consigne le lieu de ponte, le nombre et la date du prélèvement, ainsi que le nom de la personne qui récolte. La malle est ensuite transportée jusqu'au prochain nid où le même rituel se déroule.

    Après la récolte d'un quatrième nid, la nuit tombe. La malle est chargée dans la voiture puis ramenée au village. Nous arrivons après deux heures d'un déplacement dans la nuit, au milieu d'un dédale de traces laissées par le passage des zébus. Mais la parfaite connaissance du terrain, un sens inné et remarquable de l'orientation de notre guide agriculteur et la conduite assurée de notre chauffeur nous permettent d'arriver sans encombre.

    Un repas simple, mais très convivial nous attend. Nous ne nous attarderons pas très longtemps à table. La fatigue de la journée et l'absence de lumière nous amènent à nous coucher assez tôt. Le lendemain matin, par contre, le réveil est matinal. Les œufs qui ont passé la nuit blottis dans leur nouveau milieu sont, une dernière fois, manipulés et conditionnés de façon définitive.

    Les caisses métalliques sont tapissées d'une plaque de polystyrène et de plaques de mousse synthétique, découpées en bandelettes d'environ 5 cm de large. Les œufs sont rangés entre les bandelettes qui ont un double effet d'amortisseur lors des transports et de maintien d'un taux d'humidité convenable. Les couches successives sont séparées par une plaque de mousse. Un thermomètre mini-maxi ainsi hygromètre sont laissés à l'intérieur des caisses. Le thermomètre indique une température ambiante de 28°. La caisse est transportée durant quelques minutes devant la maison où le sable chaud du sol et les rayons du soleil matinal, mais déjà chaud fait rapidement monter la température à 32°. Un dernier contrôle de la température, et la caisse est entreposée dans une pièce à l'arrière de la maison.

    La journée se poursuit par une nouvelle recherche, puis la récolte d'environ 300 œufs supplémentaires. Les conditions de cette deuxième expédition sont plus difficiles. Les trajets à pied plus longs et le terrain très humide, broussailleux et envahi par les moustiques. Ces petits désagréments associés à la forte chaleur font apprécier les noix de coco que l’on récolte au passage dans une cocoteraie. C’est là notre seul et meilleur désaltérant. Les jours suivants se poursuivent de la même façon et à l'issue de la collecte d'une dizaine de jours ce sont quelque 4.000 œufs qui sont transportés par avion et pour être placés dans des incubateurs de la ferme.

    Les nouveau-nés sont immédiatement placés dans la nurserie. L’atmosphère est saturée d’humidité et la température est « tropicale ». C’est ici qu’ils vont commencer la croissance. La température des œufs est de 31° environ. Le taux d'humidité est de 60 %. Les œufs éclosent 45 jours plus tard. Ce sont environ 70 % des 4000 œufs récoltés qui vont éclore, soit 14 fois plus que dans la nature. Un nouveau cycle commence.

Biologie succincte du Crocodile malgache

    C'est à partir du milieu du mois d'août que les femelles crocodiles montent sur les berges et déposent leurs œufs. Un long et laborieux travail qui commence par le repérage d'un site favorable. C’est généralement une zone sableuse, un peu ombragée et située à proximité d'un point d'eau. Le creusement du trou qui reçoit les précieux œufs se fait avec l'aide des pattes. Une cavité profonde d'une trentaine de centimètres et d'un diamètre équivalent est aménagée dans le sable. Plusieurs essais sont parfois nécessaires car si le sol s'avère trop dur, il faut aller creuser plus loin.

    Quand la cavité est achevée, la femelle dépose ses œufs. Une ponte moyenne se situe autour de 40 œufs, elle peut atteindre et dépasser 50 œufs. Ce nombre varie avec l'âge de l'individu. Il en est de même pour la taille des œufs. C'est un œuf blanc, lisse ou très légèrement granuleux, de forme oblongue d'environ 7 à 8 centimètres de long pour un diamètre de cinq. Au moment de la ponte, la coquille est souple, elle durcit par la suite. Cela a pour but d'amortir la chute des œufs qui tombent les uns sur les autres. Cette consistance particulière leurs évite d’être cassés. Après cette opération qui dure plusieurs heures, la femelle recouvre les œufs de sable. Elle effectue de nombreux allers-retours pour brouiller les pistes et ainsi rendre moins visible la présence du nid.

    Dès lors, l'incubation commence sous la surveillance de la femelle qui veille à proximité du nid pour éloigner d'éventuels prédateurs ou congénères qui auraient l'idée de choisir le même site de ponte. La durée moyenne d'incubation, qui varie en fonction de la température, est d'environ 45 jours. Cette dernière doit être comprise entre 27 et 33 degrés Celsius. Une température hors de cet intervalle entraîne la mort de l'embryon. Cette même température influence le sexe du futur crocodile.

    Entre 27° et 30°, les femelles et les mâles vont éclore en parité. Entre 30° et 33° une très forte majorité de mâles naîtront. Dans le même temps, l'hygrométrie doit être de l'ordre de 65 %. Dans la nature, environ 5 % des œufs pondus arrivent à terme. Ensuite, tout n'est pas simple pour les survivants qui, malgré la surveillance de la mère qui accompagne leurs premiers pas, sont victimes de prédateurs ou de leurs congénères. L'âge adulte est atteint avec la maturité sexuelle de l'ordre de 12 ans et l'espérance de vie est de l'ordre de 75 ans (âge atteint par un crocodile captif).

    Le crocodile est un animal dangereux qui est toutefois extrêmement peureux. Il attaque parfois pour se défendre. D'apparence indolente, il peut avoir des réactions violentes et vives avec une vitesse de déplacement sur terre de 15 km/heure.

    Les mouvements ondulatoires de sa queue lui donnent une grande souplesse et une fluidité de déplacement. Dans l'eau qui reste son élément, il se déplace sans vague en laissant seulement émerger ses narines et ses deux yeux. Lors de la capture de proies, un mouvement plus vif le propulse dans une accélération fulgurante. Il est, en cela, servi par une large et puissante mâchoire, armée d'une série de dents redoutables dont la croissance est continue. Il est capable de s'en prendre à des animaux de la taille d'un zébu adulte. Cette performance lui vaut, par ailleurs une haine farouche des éleveurs de la région qui lui reproche ses prédations sur leur bétail.

    De plus, il est capable d'apnée de plus de deux heures ce qui lui permet de rester embusqué au fond de l'eau, hors de vue de ses victimes qu'il capture aisément quand elles se présentent. Si la proie est trop importante pour un seul individu, d'autres congénères peuvent être associés au festin.

    Sa rencontre avec l'homme peut donner lieu à des accidents qui peuvent être dramatiques. Ainsi, ses prédations occasionnelles sur le bétail et son apparence physique contribuent à entourer le crocodile de légendes et de peurs. Il est détesté et craint par la plupart des personnes qui le fréquentent. Cela est vrai à Madagascar, mais également dans la plupart des autres pays dans lesquels il vit.

Conservation

    De tout temps, les crocodiles ont été beaucoup chassés pour leur peau. Cette chasse, essentiellement nocturne, les a conduit au bord de l'extinction. C'est grâce aux mesures de protection internationales prises dans les années 70 que la plupart des crocodiles existent encore. Aujourd'hui, ils se reproduisent dans de nombreuses fermes d’élevages. La Ferme malgache des Crocodiles s'inscrit dans l'effort de protection de crocodiliens et envisage de réintroduire des crocodiles dans leur milieu naturel. Mais la partie n’est pas gagnée. La demande en chair et en peau est constante et les chasseurs demandent actuellement le déclassement de l’espèce de la liste des espèces protégées.

Bibliographie

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VILLIERS, 1958. Tortues et crocodiles de l’Afrique française.

WERMUTH, H. & MERTENS, R. 1977. Liste der rezenten Amphibien und Reptilien : Testudines, Crocodylia, Rhynchocephalia Das Tierreich, Walter de Gruyter, Berlin-New York. Lfg. 100, XXVII, 1-174.
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